Soutenez-vous Mlle Obscure Précaire, candidate aux Prix Claude Lévi-Strauss et Clo-Clo?

samedi 11 juillet 2009

A vos lunettes, Citoyens ! , ou Comment Obscure Précaire fut littéralement plébiscitée le 29 juin.

« Ô soupirs, ô respect ! Oh ! Qu'il est doux de plaindre
 le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre ! » Victoire et consécration ! Le Comité de soutien de Mlle Obscure Précaire est heureux de pouvoir se targuer, sans prétention ni présomption, du triomphe de sa candidate le 29 juin dernier !

Comptons les points :

- Obscure a recueilli le soutien officiel d’innombrables collègues précaires ou titulaires ayant écrit à l’Académie des Sciences Morales et Politiques : deux hypothèses – 1°) soit l’avalanche de soutiens fut telle qu’il eût fallu embaucher une armée de l’ombre de vacataires pour les compter, et que la vénérable institution n’en eût pas les moyens ; 2°) à moins que seule la mauvaise foi de cette dernière expliquât l’injustifiable black-out sur notre candidate ? Qui se venge en secret, en secret en fait gloire… »)

- Obscure a été élue par le vote mis en place sur notre site à une écrasante majorité, qui serait digne d’un score de République bananière si ce terme n’était évidemment totalement inenvisageable au pays des droits de l’Homme. Rappelons-en les résultats ; la question était « Soutenez-vous Mlle Obscure Précaire, candidate aux Prix Claude Lévi-Strauss et CLo-Clo ? » :

« Oui, car j’admire secrètement Mlle Précaire depuis toujours » : 76% ;

« Non, car je pense que Mlle Précaire jouit déjà outrageusement de scandaleux privilèges » : 7% ;

« Je ne me prononce pas pour cette année, car je pense qu’elle n’en a pas encore assez bavé » : 15%.

Il nous semble qu’avec 76% des voix, on peut dire que la clameur populaire a parlé ! Est-il dans ces conditions permis de s’interroger sur l’esprit républicain des membres du jury ? Le Comité se refuse à de si mesquins soupçons, par égards pour le Lauréat du PCLS, qui fit montre de bien plus de courage et de bien plus de fair-play en dédicaçant sa victoire à sa challengeuse... Son élection prouve donc aux esprits chagrins qui auraient pu en douter que, comme nous l’avons déjà souligné, les Membres de l’Académie des Sciences Morales et Politiques sont toujours « des rêveurs, des phraseurs, des métaphysiciens, bons à jeter à l'eau », tels que les fustigeait le Premier Consul Napoléon Bonaparte, en supprimant leur Classe par l'arrêté du 3 pluviôse an XI (23 janvier 1803), et tels que chaque citoyen de ce pays est en droit de l’espérer.

- Le Comité s’offusque de ce que ses membres, qui ne demandaient pourtant qu’à venir humblement assister à la remise du Prix Claude Lévi-Strauss pour lequel Obscure Précaire avait tant trimé, aient été aussi scandaleusement « blacklistés » ! Mme Pécresse avait déjà avoué, dans son communiqué de presse annonçant l’attribution du Prix Claude Lévi-Strauss à un « anthopologue » (sic), que l’anthropologie manquait d’air. S’il s’était par hasard trouvé parmi nous des chercheurs se rattachant à cette si noble discipline, ils sauraient désormais à quel point ils sont « en-trop-ologues »… Obscure, jamais rétrograde, nous demande de suggérer d’ores et déjà cette réforme orthographique aux honorables membres de l’Académie Française. La Science, grâce à Obscure, aura donc fait un nouveau pas lors de cette belle journée. Nous avons cependant bien du chagrin pour notre Ministre : « L'absence ne fait mal que de ceux que l'on aime », et notre présence lui aura sans nul doute cruellement manquée. Obscure, elle, toujours philosophe, se réjouit de cet injuste châtiment: « On ne m'a que bannie ! ô bonté souveraine !
C'est donc une faveur, et non pas une peine !
Je reçois une grâce au lieu d'un châtiment !
Et mon exil encor doit un remercîment !
Ainsi l'avare soif d'un brigand assouvie, 
il s'impute à pitié de nous laisser la vie ;
quand il n'égorge point il croit nous pardonner, 
et ce qu'il n'ôte pas, il pense le donner. »

Or, nous le savons bien, « qui peut, sans s'émouvoir, supporter une offense,
peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance. 
Et sa feinte douceur, sous un appât mortel,
mène insensiblement sa victime à l'autel. » Ce qui augure excellemment des victoires ultérieures de notre candidate.

- Revenons sur cette liste noire. Est-ce à dire que l’aura de notre égérie est désormais si grande que les Puissants en redoutent l’éblouissante clarté qui tombe des étoiles et rejaillit sur son entourage même lorsque la pauvre enfant est entre la vie et la mort ? Force est de le constater.

- Soulignons donc la vanité, l’absurdité, le ridicule de toutes les minables tentatives pour renvoyer Obscure dans l’ombre, dont la plus dérisoire fut sans conteste la confiscation par les huissiers de l’Institut de France de toutes les paires de lunettes de soleil dont s’était munie l’assistance, du premier au dernier rang, à la remise du Prix Claude Lévi-Strauss ! Que l’on nous pardonne, mais le Comité en rit encore.

- Par charité, il ne s’attardera pas plus longuement sur ce point. Il aura en effet sauté aux yeux de chacun que le Tout-Paris et tout Paris, en hommage à Mlle Obscure Précaire, portait des lunettes de soleil lundi… Tous les jours depuis, les Français sont descendus dans les rues par millions en arborant ostensiblement ce signe de ralliement à notre candidate : qui oserait le contester ? Certainement pas un gouvernement si souvent taxé d’aveuglement… Qu’il en prenne acte, enfin : c’est clair, la France des Lumières est dans la rue. « Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour… ».

- Le Comité tient à remercier le gouvernement, qui, pour avoir scandaleusement privé les forces vives de la recherche et de l’enseignement supérieur de la cérémonie théoriquement publique de la première remise du Prix Claude Lévi-Strauss, leur a néanmoins offert du grand spectacle en extérieur, avec d’impressionnants moyens en costumes et figurants, autrement plus imposants que ceux du Comité : trois fourgons de CRS, innombrables policiers (en civil ou pas…), en faction du Pont des Arts à la rue des Saints-Pères, tous sur les dents, sursautant à chaque groupe de paisibles touristes venus visiter… la Ville Lumière… Nous n’osons imaginer le coût de cette mise en scène, réglée comme du papier à musique, ni à combien d’allocations de recherche elle équivaut. Avouons cependant notre émotion. Ainsi que notre sincère sollicitude pour les malheureux acteurs de ce splendide Magic Circus : si l’on compte en insolations et coups de soleil « mis » dans le camp adverse, le Comité sort sans conteste grand vainqueur de la compétition ! La Ville Lumière brillait ce jour-là des mille feux d’Obscure Précaire, et nos pauvres adversaires n’avaient pas droit, eux, aux lunettes de soleil… En outre, « qu'en l'attente de ce qu'on aime
 une heure est fâcheuse à passer ! », et comme le temps dut leur sembler long cet après-midi-là…

- Le Comité tient également à exprimer toute sa gratitude aux Cerbères de l’Institut, qui, ayant reçu « des consignes très strictes » qu’ils ont appliquées à leur lettre, nous ont dans un vaillant assaut poussés à déployer, pour la photo-souvenir, nos magnifiques banderoles brodées main sur le domaine public, et non pas sur le parvis de l’Institut, frontière subtile. Grave question : faut-il ou ne faut-il pas leur rappeler l’adage : « Monsieur, pour conserver ma gloire et mon estime,
 Désobéir un peu n'est pas un si grand crime » ? Le reportage-photo de cette merveilleuse journée est encore à venir. Il se pourrait même, d’après certaines sources bien informées, que l’on y voie Mme la Ministre arborer une mine boudeuse à l’écoute de quelques passages du discours de remerciements lui ayant été adressé. Gardons-nous cependant de toutes conclusions hâtives : nous ne doutons pas qu’elle ne relise très attentivement le discours de celui qui fut couronné par ses soins comme « le meilleur chercheur en sciences humaines et sociales ». « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
ils peuvent se tromper comme les autres hommes », et il n’est jamais trop tard pour faire contrition. « À qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible » !

En conclusion, nous l’invitons très cordialement à éviter elle-même le « repliement » qu’elle craint de la part du C.N.R.S., et nous réjouissons déjà des désormais inéluctables créations de postes qui ne pourront que faire suite à cette écrasante série de succès de notre candidate…

MERCI À TOU-TE-S !

Exclusif! Un membre du Comité témoigne... "Comment je me suis fait éconduire de la remise du 1er Prix Claude Lévi Strauss!"

Le lundi 29 juin aurait dû être le moment fort d’une lutte menée par une petite troupe de jeunes et espiègles chercheurs en sciences sociales, en majorité précaires, ayant pris, dans les clameurs du mouvement des universités, le parti de porter aux nues le cas de ces ouvriers de l’ombre sans qui les laboratoires ne pourraient pas fonctionner, les colloques se monter. La remise de ce Prix Claude Lévi Strauss, créé à l’initiative de Valérie Pécresse afin de distinguer un chercheur en sciences humaines et sociales, et, nous l’espérons, mettre en valeur nos disciplines qui souffrent autant d’un manque de reconnaissance que d’une réelle méconnaissance, avait suscité chez nous des interrogations car allant à l’encontre des luttes en cours.

Ainsi, tout le Comité soutenant la candidate dénommée Obscure Précaire, notre porte-parole, s’est mis en branle pour profiter de l’antre de l’Institut de France, et de la présence de son cortège de sommités, pour rappeler à tous le lourd tribut payé par une génération « presque » perdue – du moins, nous nous battons pour ne plus l’être – de jeunes chercheurs (doctorants et post-doctorants) dont l’avenir s’était encore plus assombri en raison des effets telluriques des coupes sombres de postes annoncés (finalement réaffectés), et des perspectives peu réjouissantes présagées par la LRU.

En effet, si l’autonomie veut offrir plus de latitude aux présidents et aux conseils d’administration des universités en stimulant les coopérations, principalement avec le fameux « monde de l’entreprise », elle se ferait selon nous avec parcimonie, en laissant de côté de ces nouveaux leviers argentés la plupart des humanités enseignées dans nos universités. C’est d’ailleurs ce que mon expérience de terrain de précaire à la recherche d’un poste de conseiller en développement social m’a souvent renvoyé comme triste réalité. Dans le monde de l’entreprise, et même dans celui des métiers du secteur sanitaire et social que je connais particulièrement, le contenu de nos formations sont bien souvent sibyllins. A tel point, que la durant la matinée précédant la remise du prix, je m’étais rendu à un entretien d’embauche à un poste d’assistant chargé de projet formation en ayant pris soin de censurer moi-même mon curriculum vitae en occultant mes études doctorales. Et ce parce qu’elles sont très souvent dissuasives lors de l’embauche, ou tout simplement pour obtenir un entretien !

Ainsi, ce matin-là, comme nous l’avait intimé notre ordre de mission, il fallait assister aux discours de Jean-Robert Pitte, puis à celui de Valérie Pécresse. Ensuite participer à la cérémonie de la remise du Prix Claude Lévi Strauss au lauréat désigné, Dan Sperber. Armé de mes affiches où notre obscure comparse lançait ses cris d’alarme, de tracts « Votez Précaire », d’un recueil contenant les slogans à scander, et d’une lettre à remettre à madame la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, ainsi qu’aux différents membres de l’Académie des sciences morales et politiques, je rejoignis le reste de l’équipée sur le Pont des arts. Mauvaise nouvelle, nous sommes attendus, et même que très peu désirés ! L’un de nos membres actifs nous informa avoir reçu un message du secrétaire général de l’Académie lui signifiant, très clairement, qu’elle n’était pas la bienvenue dans les locaux de l’Institut de France. J’appris plus tard qu’il en était de même pour moi. A 15h, je me lançai à l’assaut du temple et pénétrai sans trop de difficultés pour assister à la retransmission vidéo des discours de Jean-Robert Pitte et de Valérie Pécresse.

Ces deux interventions se faisaient dans le cadre des séances hebdomadaires de l’Académie des sciences morales et politiques et étaient consacrées à la « loi du 10 août 2007 portant sur les libertés et responsabilités des universités » (L.R.U). Jean-Robert Pitte a ouvert le débat en rappelant le pourquoi de cette réforme et l’inconséquence du conservatisme de certains chercheurs et étudiants à brandir le glaive d’une bataille franco-française, tout en faisant fi de l’environnement européen dans lequel ils devraient plutôt mesurer les mutations déjà opérées, nous laissant de facto à la traîne. Après le rappel d’un constat très pernicieux qui avait fait les délices de Nicolas Sarkozy, s’étant ému des plus de 30% de chercheurs ne publiant plus grand chose, M. Jean-Robert Pitte a répondu aux questions de l’assistance. L’auditoire du jour ne s’est pas privé de jolies escarmouches, la plus acerbe demeurant la fameuse allusion à l’élargissement des capacités d’évaluation du président d’une université qui, dans ses nouvelles attributions découlant de la LRU, sera seul apte à juger de la qualité des candidats à un poste et ce pour tous les emplois ouverts au recrutement ; c’est-à-dire de l’enseignant-chercheur au personnel technique ! A part l’esquisse d’un léger sourire embarrassé, notamment lorsque fut rappelé la qualité de chercheur en géographie de M. Jean-Robert Pitte, afin de lui montrer l’absurdité d’évaluer un chercheur dont on ne connaît rien à la formation initiale, cet exposé n’a pas clarifié les zones d’ombre contenues dans la LRU. En conséquence, il fallait s’en remettre à l’intervention du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche pour satisfaire notre avidité.

Très attendue, madame la ministre s’est montrée très en verve et réellement disposée au dialogue. Au plus fort des mobilisations, nous aurions aimé la trouver dans ces mêmes dispositions ! Son intervention a surtout consisté à présenter la réforme d’autonomie des universités et la philosophie d’ensemble souhaitée pour la modernisation du système universitaire français. Il s’agit d’ « un pari », un pari sur notre génie de créativité, notre inventivité et notre capacité à réellement devenir acteurs de nos universités. Alors là, je suis resté sans voix. Je peux comprendre la logique et le principe de cette mobilisation des « forces vives » des universités (chercheurs et étudiants), mais je reste très dubitatif sur sa faisabilité. En effet, la LRU devrait permettre une meilleure gestion de l’université, et à y regarder de plus près, c’est bien vers une approche managériale que nous nous dirigeons. Cependant, les passerelles entre public et privé qui seront ouvertes ne pourront pas concerner toutes les disciplines de manière équivalente. Singulièrement, en ce qui concerne les sciences humaines et sociales, je vois mal les entrepreneurs se bousculer pour financer nos disciplines. Et étonnamment, nous pouvons constater une forte contradiction entre l’analyse des raisons de la faiblesse de la performativité de l’université française par rapport à ses consœurs européennes et les solutions proposées. D’un côté, elle fait porter la sclérose des universités à l’immobilisme catégoriel des enseignants et des étudiants, et, de l’autre, nous propose de croire en la capacité de mobilisation de ces mêmes acteurs pour la restaurer !

Au terme de ces deux interventions, je n’étais pas plus avancé qu’à l’entrée. Au contraire, je connais par expérience la difficulté de l’insertion professionnelle des jeunes docteurs dans le monde de l’entreprise, d’où une question à laquelle j’aurais aimé avoir une réponse : comment pourra-t-on articuler l’obligation d’insertion professionnelle à l’enseignement dispensé dans les facultés tout en conservant sa forme actuelle ? En l’état actuel des choses, cette réforme ne sera applicable qu’à un nombre limité de filières facilement adaptables au système LRU. Mais de surcroît, le vrai problème sera la tentation de la spécialisation en grands pôles universitaires souhaitée par le ministère. Il s’agit là de l’amplification d’un processus dont les conséquences, déjà connues par beaucoup d’étudiants, vont encore creuser les disparités entre universités riches et universités plus modestes.

Après cette studieuse première séquence, la seconde pour moi a vite tourné court. En effet, grande fut ma surprise de constater le renforcement du dispositif de sécurité mis en place dans l’enceinte de l’institut. Des ordres stricts auraient été donnés, c’est avec ces termes qu’une employée de l’institut me mit à l’écart dès l’annonce de mon nom. Pourtant, j’avais correctement suivi la procédure d’inscription, mais manifestement la légitimité de nos revendications ne faisait pas le poids face au protocole de la remise du prix Claude Lévi Strauss. Il y avait là une amère ironie que j’avoue avoir très mal vécue ; alors que par mes interventions auprès de professionnels de santé, je contribue à vulgariser la discipline en étant très mal payé, le jour de la remise d’un prix couronnant un chercheur de ma discipline, j’ai été éconduit du cénacle de mes pairs…

jeudi 2 juillet 2009

M. Dan Sperber, Lauréat du Prix Claude Lévi-Strauss, dédicace son discours à Obscure Précaire!

Le Comité se félicite vigoureusement du soutien public apporté à Mlle Obscure Précaire par M. Dan Sperber, Lauréat du Prix Claude Lévi-Strauss. N'ayant guère que 100 000 clopinettes à lui offrir, il en félicite surtout très chaudement le Lauréat, qu'il remercie vivement, et qu'il couronne de ses lauriers les plus honorifiques!

Voici la lettre de M. Sperber à Mlle Précaire:

Chère Obscure Précaire,

Vous me demandez, pour votre blog, le texte de mes remerciements en tant que lauréat du prix Claude Lévi-Strauss. Votre demande m'honore et c'est bien volontiers que je vous l'envoie. Le ton, de circonstance, y détonnera, mais sur le fond, j'y exprime en effet à quel point me préoccupe la situation précaire de tant de jeunes chercheurs. Je ne connais pas assez bien vos actions et vos revendications précises - il me reste des recherches à faire ! - pour exprimer plus qu'une sympathie profonde avec votre objectif général, mais cette sympathie est entière.

Il me semble que votre action vous fait déjà sortir de l'obscurité. Je vous souhaite - à vous et à tant d'autres jeunes chercheurs - de sortir très bientôt de la précarité.

Salut!

Dan Sperber

Nous laissons le lecteur avisé libre juge de la teneur de ce discours, prononcé ce 29 juin à l'Académie des Sciences Morales et Politiques:

"C’est un grand honneur, et un grand plaisir aussi, d’être le premier lauréat du Prix Claude Lévi-Strauss. J’exprime ici ma profonde reconnaissance à vous Madame la Ministre qui avez créé ce prix et qui me le remettez en personne, et aux membres du jury international qui m’en ont jugé digne. De tout cœur, merci !

Le travail pour lequel vous m’honorez est, comme tout travail scientifique, une œuvre collective. Il doit beaucoup au laboratoire auquel j’appartiens, l’Institut Jean Nicod de l’Ecole Normale Supérieure et de l’EHESS, et à l’équipe de doctorants et de jeunes chercheurs dont j’ai tant appris en m’efforçant de leur apprendre quelque chose. Près de la moitié de mes écrits est issue de collaborations, avec mes étudiants, avec des collègues, et, avant tout, avec Deirdre Wilson, Professeur de linguistique à l’University College de Londres. Merci à eux tous.

Aux sentiments de reconnaissance que j’éprouve se mêle une émotion plus profonde. Ce prix a été créé en hommage à Claude Lévi-Strauss et il porte son nom. Or je lui dois tant ! Que l’honneur qui m’est fait contribue à l’hommage qui lui est rendu, voilà qui me comble, et qui avive le souvenir de mes rencontres, avec l’œuvre puis avec l’homme

Je me souviens, adolescent, d’avoir été captivé par Tristes Tropiques et par cette façon si distante et si pénétrante à la fois de considérer le monde. Je me souviens de la fascination intellectuelle éprouvée à la lecture d’Anthropologie Structurale, recommandé par un camarade de la Sorbonne (nos professeurs, eux, ne nous incitaient guère à lire Lévi-Strauss).

Mes intérêts, cependant, étaient ailleurs. C’était l’époque de la guerre d’Algérie et de l’émergence du Tiers-Monde. Je voulais mieux comprendre l’histoire que nous vivions. C’est Georges Balandier, anthropologue du monde en devenir, qui m’a, le premier, fait apprécier la richesse de l’anthropologie. Puis à Oxford, où j’ai eu la chance de poursuivre mes études, ce furent Godfrey Lienhardt et Rodney Needham.

Lecteur avide de toutes les nouvelles publications de Lévi-Strauss, je devins, à mon retour à Paris en 1965, un auditeur assidu de son séminaire où tant de jeunes anthropologues soumettaient leurs travaux aux critiques acérées mais bienveillantes du maître. Ce séminaire, nous étions nombreux à l’attendre chaque semaine, à en poursuivre la discussion dans les heures et les jours qui suivaient. En 1968, je publiai un essai critique sur le structuralisme en anthropologie. Lévi-Strauss m’invita alors à en présenter la substance lors de trois séances de son séminaire. Je me souviens de sa patience, de ses impatiences aussi, et de ses encouragements.

Claude Lévi-Strauss a attiré à l’anthropologie plusieurs générations de brillants étudiants, qui, sans lui, se seraient dirigés vers la philosophie, l’histoire ou la sociologie. Ils sont devenus pour la plupart de remarquables chercheurs de terrain. Grâce à eux, l’anthropologie française est aujourd’hui au meilleur niveau mondial. Rares parmi eux sont ceux qui, comme Maurice Godelier, Françoise Héritier ou Philippe Descola, ont consacré une part importante de leur travail à la théorie anthropologique. Il est vrai que l’œuvre théorique de Lévi-Strauss avait de quoi intimider. Pour ma part, témérité ou présomption, c’est de Lévi-Strauss le théoricien que j’ai voulu être l’émule.

Il y a quelque cinquante ans commençait vraiment ce qu’on a pu appeler la « révolution cognitive », c'est-à-dire une démarche consistant à étudier les phénomènes mentaux comme des phénomènes naturels, démarche fondée sur les mêmes théories mathématiques qui ont permis le développement des ordinateurs, démarche extraordinairement enrichie depuis par le progrès des neurosciences. La révolution cognitive permettait de repenser les rapports entre sciences sociales et sciences psychologiques – on parlerait bientôt de « sciences cognitives » – de façon nouvelle et féconde, et de développer, à la jonction de ces disciplines, un programme de recherche naturaliste qui reconnaisse – à la fois – la place du mental dans le social et celle du social dans le mental. J’y ai consacré jusqu’ici l’essentiel de ma vie de chercheur, travaillant comme anthropologue, comme psychologue, comme linguiste ou comme philosophe avec un projet unique, ambitieux et, je l’espère cohérent. C’est à Lévi-Strauss que je dois, pour une bonne part, ce projet et cette ambition. Certes, Lévi-Strauss est d’abord connu comme théoricien du structuralisme, mais c’est son naturalisme – sa volonté toujours réaffirmée de lier l’étude de la culture et de la société à celle de l’esprit humain et à celle de la nature – qui m’a inspiré.

La création du Prix Claude Lévi-Strauss ne répond pas seulement, je crois, au désir de rendre hommage au maître exceptionnel et d’honorer les chercheurs que le jury du prix aura distingués. « Il a pour vocation », avez-vous déclaré, Madame la Ministre, « de reconnaître et de soutenir l'excellence dans le domaine des sciences humaines et sociales ». Cette volonté de reconnaissance et de soutien se manifeste non seulement par la création de ce prix, mais aussi – et de façon bien plus importante – par un ensemble de réformes de la recherche et de l’enseignement supérieur qui nous concernent tous. Ce n’est ni le moment ni le lieu pour évoquer les espérances et les inquiétudes que font naître ces réformes. Je voudrais plutôt, m’appuyant sur la lecture de Lévi-Strauss d’une part, sur mon expérience de l’autre, enrichir mes remerciements de quelques réflexions sur ce que peut être l’excellence en nos domaines, et sur les façons dont on peut la reconnaître et la soutenir.

Dans un texte de 1964 intitulé «Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines», Lévi-Strauss tançait les pouvoirs publics de l’époque, plus prompts à témoigner de leur bienveillance à l’égard de ces disciplines qu’à leur donner les moyens d’exister. Aux chercheurs, il reprochait d’affirmer le caractère scientifique de leurs disciplines sans bien réfléchir aux exigences qu’une telle affirmation comporte.

Il écrivait : « Il n’y a pas d’un côté les sciences exactes et naturelles, d’un autre côté les sciences sociales et humaines. Il y a deux approches, dont une seule est scientifique par son esprit : celle des sciences exactes et naturelles qui étudient le monde, et dont les sciences humaines cherchent à s’inspirer quand elles étudient l’homme en tant qu’il est du monde. » – Entendez, en tant qu’il est du monde naturel – « L’autre approche qu’illustrent les sciences sociales, » – et Lévi-Strauss désigne par là les disciplines qui abordent les problèmes contemporains et aident à les traiter – «L’autre approche», donc, « met sans doute en œuvre des techniques empruntées aux sciences exactes et naturelles ; mais les rapports qu’elles nouent avec ces dernières sont extrinsèques et non intrinsèques. Vis-à-vis des sciences exactes et naturelles, les sciences sociales sont en position de clientes, alors que les sciences humaines aspirent à devenir des disciples. »

Tout en dénonçant – je cite – « l’unité factice des sciences sociales et humaines », Lévi-Strauss insiste, et c’est important, sur la légitimité des unes et des autres. Or, aujourd’hui, mettre en question le caractère de science d’une discipline, c’est en contester la légitimité. Qu’ils soient ou non des « scientifiques » sur le modèle des sciences naturelles, les praticiens de nos disciplines sont tous des chercheurs et des savants. Ils mettent en œuvre de riches compétences pour aborder des questions particulièrement ardues. Donc, employant « science » dans un sens large, j’affirme le caractère de science de toutes nos disciplines.

Je voudrais en outre aller au-delà de la dichotomie entre sciences sociales et sciences humaines que propose Lévi-Strauss, et adopter un point de vue résolument pluraliste. Nos disciplines sont composées d’un ensemble de programmes de recherche autonomes qui répondent à des interrogations de diverses origines. Bien des recherches, en économie ou en sociologie par exemple, répondent à des demandes émanant d’institutions ou de la société civile et elles visent à guider l’action. D’autres recherches, en histoire ou en littérature par exemple, répondent à un besoin d’intelligibilité, au désir de mieux comprendre nos identités individuelles et collectives. D’autres encore, en droit ou en philosophie par exemple, cherchent à éclairer les fondements et les conséquences des normes qui régissent nos interactions. Les demandes auxquelles ces recherches répondent sont historiquement et géographiquement situées – et c’est de cette situation qu’elles tirent leur pertinence et leur richesse. D’autres programmes sont mus moins par une demande externe que par le mouvement interne de la recherche. L’importance des questions ne s’y mesure pas à leurs conséquences sociales ou culturelles mais à la possibilité d’y répondre d’une façon qui fasse avancer la connaissance. Certes – c’est une banalité –, ces programmes sont eux aussi historiquement situés, mais leur pertinence est d’autant plus grande qu’elle est moins locale.

Pour donner quelques exemples plus concrets, telle recherche en histoire de France s’adresse d’abord à un public français ; telle recherche sur des problèmes sociaux actuels s’adresse d’abord aux acteurs sociaux concernés ; telle recherche d’esthétique vise un lectorat sans doute international mais dont les préoccupations ne sont pas pour autant scientifiques. Si elles sont exemplaires, ces recherches trouveront un écho dans la communauté scientifique internationale, mais telle n’est pas leur finalité première ni le critère selon lequel il convient de les évaluer. D’autres recherches, en revanche, comme par exemple celles que je mène, s’adressent d’abord et avant tout à cette communauté scientifique. Mes collègues de l’Institut Nicod et moi acceptons volontiers l’utilisation d’instruments bibliométriques d’évaluation, communs dans les sciences naturelles, et mesurant le nombre et l’impact des publications dans les revues internationales. Ces mêmes instruments ont une pertinence bien moindre pour évaluer des recherches d’autres types qui ne sont pas moins légitimes que les nôtres.

En dépit de leur diversité ces programmes de recherche autonomes qui ensemble constituent les sciences humaines et sociales ont vocation à collaborer les uns avec les autres, et pour certains d’entre eux – dont ceux qui me tiennent le plus à cœur – à collaborer aussi avec des programmes de recherche dans les sciences naturelles.

Programmes autonomes, frontières disciplinaires floues, critères d’évaluation variables : je conçois le casse-tête que peut représenter une politique de reconnaissance et de soutien de l’excellence dans le domaine des sciences humaines et sociales. Déjà, s’agissant de l’élément symbolique de cette politique qu’est le prix Claude Lévi-Strauss, j’imagine que la tâche du jury n’aura pas été facile. Je ne suis pas, je le sais bien, « le meilleur chercheur en sciences humaines et sociales en activité travaillant en France » dont parlait le communiqué de presse annonçant la création du prix. Non pas que le jury se soit trompé de lauréat – enfin, je l’espère –, mais parce que cette expression, qui évoque la compétition sportive, n’a guère de sens dans les sciences en général et dans nos disciplines en particulier où les façons d’exceller sont si diverses.

Si j’ai pu mener les recherches qui me valent aujourd’hui cette distinction, c’est d’abord grâce au CNRS, où j’ai poursuivi toute ma carrière. Le CNRS m’a donné une liberté sans laquelle je n’aurais pas pu sortir ausi résolument des sentiers battus, passer d’une discipline à l’autre et prendre généralement le risque de me tromper. Cette liberté, l’institution me l’a donnée en ayant à mon égard, comme à celui de la plupart de ses chercheurs, une attitude de négligence bienveillante. A cette bienveillance, cependant, se substituait trop souvent une attitude tatillonne, voire soupçonneuse, devant toute demande de moyens institutionnels ou matériels. Je n’aurais trouvé ni mauvais ni injuste qu’on attendît plus de moi et qu’on me donnât plus de moyens. Cependant, quelle chance cela a été pour tant d’entre nous d’être au CNRS, et combien cela nous a incités à donner le meilleur de nous-mêmes ! A bien des égards, la vie de chercheur s’est dégradée. Je pense en particulier a mes étudiants qui, après huit ou dix années d’études, et des années de post-doc, ne sont pas moins passionnés par la recherche et sont bien plus qualifiés que je ne l’étais quand je suis entré au CNRS. Ils risquent pourtant, s’ils ne veulent pas s’expatrier, de rester pendant des années, comme tant d’autres jeunes chercheurs, dans une dure précarité.

J’ai l’espoir que nos excellents jeunes chercheurs bénéficient, comme j’en ai bénéficié, de conditions d’emploi et de travail qui leur permettent de donner le meilleur d’eux-mêmes. Je voudrais, pour conclure, associer ma profonde reconnaissance pour un prix qui honore un travail largement accompli à cet espoir en l’avenir de la recherche et des chercheurs."

Le Comité considère que ce texte se passe fort bien de glose et se gardera de tout commentaire. Il est vraiment très heureux de le porter à la connaissance du public le plus large, espérant ainsi offrir à chacun, notamment à Mme la Ministre, l'occasion de le relire et de le méditer.

A suivre...